Droit privé et capitalisme

Le droit privé est au cœur de tous les systèmes juridiques occidentaux ; c’est le cas de la France comme de l’Allemagne, de l’Angleterre, des Etats-Unis et de bien d’autres pays. La promulgation du Code civil français en 1804 fut une réalisation majeure et un sous-produit important de la Révolution. Elle supprime les vestiges du féodalisme et crée de nouveaux titulaires de droits : citoyens et personnes morales. Elle définit la propriété non plus comme un ensemble de privilèges aristocratiques, mais comme des droits absolus que les personnes physiques ou morales peuvent avoir par rapport à un objet spécifique. Et elle a précisé les règles de passation des contrats relatifs à ces actifs et à leur héritage.
Certaines dispositions du Code civil sont obligatoires, mais beaucoup sont facultatives. Le droit privé est un droit horizontal ; il donne aux parties privées le pouvoir de se prévaloir des pouvoirs coercitifs de l’État dans la gestion de leurs affaires privées.
On peut considérer les États-nations modernes comme l’organisation juridique des pouvoirs centralisés de coercition. La loi détermine la relation entre l’État et ses citoyens ainsi que les non-citoyens (de haut en bas) ; entre les individus et l’État (de bas en haut comme stipulé dans les droits humains négatifs) ; et les droits horizontaux des personnes physiques et morales. Cette relation horizontale est souvent négligée par les politologues et tenue pour acquise par l’économie, mais elle est essentielle pour l’organisation de nos économies, et en fait, pour l’organisation du capitalisme. Les parties privées mobilisent les pouvoirs de l’État lorsqu’elles concluent un contrat, car seuls les accords qui remplissent les conditions juridiques préalables d’un contrat seront exécutoires devant un tribunal ; elles le font également lorsqu’elles transfèrent la propriété ou accordent une hypothèque ou une autre garantie ; ou lorsqu’elles constituent des organisations commerciales que la loi reconnaît comme personnes morales et peuvent donc posséder leurs propres biens, contracter en leur propre nom, poursuivre et être poursuivies en leur nom propre.
Cela dit, la souplesse avec laquelle les parties privées peuvent repousser les limites du droit existant et s’engager dans l’innovation juridique en s’attendant à ce que de nouveaux types de transactions et de nouveaux actifs soient reconnus par un tribunal varie selon le système juridique. Les systèmes de droit civil, comme ceux de la France et de l’Allemagne, sont plus conservateurs que ceux de la common law. Les systèmes de droit civil insistent beaucoup plus sur le fait que l’État stipule un ensemble de droits de propriété et que les parties privées ne peuvent le faire. C’est ce qu’on appelle les « Numerus clauses » du droit de propriété. Comparons cela à l’invention du « trust » en droit anglais. Essentiellement, le trust est un mécanisme contractuel qui modifie les relations de propriété sans respecter les exigences du droit des biens. Ce dispositif a été reconnu par les tribunaux anglais depuis longtemps et est devenu un module juridique de base pour la titrisation d’actifs, les dérivés de crédit et la dissimulation d’actifs aux autorités fiscales et autres créanciers. Certains pays de droit civil, dont la France, ont copié les caractéristiques du trust, mais ne l’ont pas entièrement adoptée. Néanmoins, le fait qu’ils aient tenté de l’imiter suggère que les systèmes de droit civil sont devenus plus ouverts avec le temps à certains aspects de la common law. Ceci est, bien sûr, renforcé par le fait que le droit est devenu une pratique multinationale. De nombreux étudiants français ou allemands obtiennent des diplômes de master au Royaume-Uni ou aux États-Unis et la plupart des principaux cabinets d’avocats spécialisés dans le droit des marchés financiers ou les fusions et acquisitions en France et en Allemagne sont des cabinets anglo-saxons qui ont fusionné des cabinets locaux.
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